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Le tissage chez les Mossi du Burkina Faso : dynamisme d’un savoir-faire traditionnel

Les études sur le tissage en Afrique de l’Ouest révèlent qu’un faible intérêt a été porté aux populations mossi du Burkina Faso. La spécialiste des textiles d’Afrique de l’Ouest, Renée Boser-Sarivaxévanis (1972), souligne même leur absence parmi les collections des musées occidentaux.

Les pièces anciennes sont méconnues, et les sources restreintes. En 1892, le lieutenant-général Binger relate le « retard » des Mossi dans l’industrie et précise qu’ils ne confectionnent presque pas de cotonnades, si ce n’est un tissage blanc très commun (Binger, 1892). Les Mossi seraient alors dépendants de la production haoussa des centres tels que Kano et Sokoto. Une trentaine d’années auparavant, Heinrich Barth (1859) écrivait que les Mossi fournissaient le marché de Dori en bandes de coton qui constituaient la monnaie de troc entre le Liptako et la ville de Tombouctou.

Sans permettre d’évaluer l’importance réelle du tissage chez les Mossi au XIXe siècle, ces récits convergent sur la simplicité de leurs cotonnades. Ceci explique que ces pièces traditionnelles soient apparues bien moins intéressantes du point de vue technique, graphique ou chromatique que les kente ashanti du Ghana, les ikat baoulé de Côte d’Ivoire, ou les aso oke yoruba du Nigéria.

4Cependant, la fin du XXe siècle révèle le dynamisme du tissage mossi, qui en fait un exemple de développement durable. Ses mutations singulières, par rapport aux régions et pays voisins, résultent d’impulsions individuelles, dans des domaines aussi divers que la religion, la politique ou l’art. Nous étudierons les étapes de ces transformations profondes et les acteurs de ces mutations.

L’apport religieux : l’inversion du genre

Le premier changement fondamental concerne l’inversion du genre. Le tissage, qui était une activité masculine, devient pratiquée par les femmes. De manière remarquable, la religion est au cœur de la transmission de ce savoir-faire, mais si l’Islam introduit le métier à tisser chez les hommes, ce sont les missions chrétiennes qui développent cette technique dans le milieu féminin.

Renée Boser-Sarivaxévanis (1975) attribue l’origine du tissage en Afrique de l’Ouest aux tisserands castés Maabube Peul. Ils seraient partis du Mont Aïr (situé dans le Niger actuel) pour atteindre le Macina autour du VIIe siècle. À partir du Macina, leur expansion se serait faite suivant deux axes : d’une part, une migration vers l’Ouest en direction du Mont Guidimaka, afin d’atteindre ensuite les peuples côtiers Wolof, Serer et Toucouleur, et d’autre part une extension dans la boucle du Niger qui devint l’épicentre de diffusion du tissage, atteignant progressivement les populations Bambara, Dogon et Mossi, et rejoignant le peuple Haoussa.

Les routes de cette diffusion, qui s’étale sur près de dix siècles, correspondent aux axes de la conversion à l’Islam. Une relation évidente existe entre les dogmes religieux préconisant de cacher sa nudité et l’enseignement du tissage comme moyen efficace et rapide de fabriquer des vêtements. L’apprentissage du tissage se présente comme une application empirique des préceptes théoriques du Coran. Les Mossi ne se sont pas convertis de façon massive. C’est principalement le groupe Yarsé qui s’est islamisé. De manière logique, ce sont justement les hommes yarsé qui pratiquent le tissage (Roy, 1982).

Les caractéristiques techniques du métier à tisser reflètent son origine nomade, puisque c’est un métier démontable et transportable. Il se définit par son peigne et ses lices suspendues, qui lui confèrent une grande rapidité d’exécution grâce à la synchronisation du travail : les pieds sélectionnent les nappes de fils de chaîne grâce aux pédales qui actionnent les lices, et les mains assurent alternativement le passage de la navette pour former la trame, et le rabat du peigne pour tasser le tissage. Ce métier réalise une longue bande de tissage d’une dizaine de centimètres de largeur, qui est enroulée au fur et à mesure de son exécution sur la poitrinière.

Les Mossi tissent le coton, activité saisonnière, pratiquée en saison sèche, en complément des travaux agricoles de la période pluvieuse. Pour les hommes mossi, tisser n’est pas vraiment un métier, mais plutôt une occupation, qui se conjugue avec l’activité de filage des femmes.

Cependant, de manière traditionnelle, certaines femmes tissent également, mais leur production apparaît très marginale, voire confidentielle. Elles utilisent un métier vertical à lices fixées, introduit par les populations yorouba (Boser-Sarivaxevanis, 1975 : 328). Les pièces ainsi réalisées atteignent une largeur d’une cinquantaine de centimètres, et une longueur limitée par la hauteur du métier. La lenteur d’exécution du tissage sur ce métier est liée au fait qu’il soit actionné de façon manuelle, faisant travailler seulement les membres supérieurs, déjà sollicités par les activités de pilage du grain pour les préparations alimentaires. La très faible productivité du métier vertical de la femme en comparaison du métier horizontal de l’homme explique que ce type de tissage féminin ait été réservé à des vêtements plus exceptionnels, fabriqués sans souci de délai.

De par l’efficacité et la prépondérance du métier à tisser à lices et peignes suspendus, le tissage est longtemps apparu comme une activité principalement masculine. Contrairement à la pratique sporadique du métier vertical, la diffusion et la transmission du tissage du genre masculin se sont organisées à travers toute l’Afrique de l’Ouest. Cependant, les femmes ne pouvaient travailler sur ce métier pour des raisons de décence, car il nécessite une posture jambes écartées.

De manière singulière, c’est à nouveau dans un contexte religieux que le tissage chez les Mossi va connaître ses transformations les plus remarquables. Autour des années 1956-1957, des religieuses mossi de l’ordre de l’Immaculée Conception ont l’idée de concevoir et de construire un métier à tisser horizontal à pédales destiné aux femmes. Comme nous l’a expliqué Sœur Emilia  qui a participé aux différentes expérimentations, cette confrérie religieuse s’était donné pour but d’accueillir les jeunes filles fuyant le mariage forcé, et de les former afin qu’elles maîtrisent un savoir-faire leur offrant quelques revenus. Après avoir essayé la broderie et le tricot de layettes, qui s’avérèrent peu lucratifs et dépendants de la clientèle d’expatriés, elles se tournèrent vers le tissage pour rechercher des consommateurs locaux plus nombreux. En comparant la différence de productivité entre le métier à tisser vertical des femmes et celui des hommes, elles cherchèrent à fabriquer une version féminine du métier horizontal.

Ce métier à pédales pour femmes, également appelé « métier amélioré », présente des différences majeures avec sa référence d’origine pour hommes. La tisseuse travaille assise sur un tabouret, dans une position décente même si elle revêt un pagne drapé. En outre, son corps est situé à l’extérieur du métier, alors que le tisserand s’installe à l’intérieur du bâti du métier, la barre de la poitrinière reposant sur les hanches. Le métier féminin permet ainsi à une femme enceinte pratiquement à terme de pouvoir tisser. En ce qui concerne le tissage à proprement parler, cette machine exécute des bandes d’une largeur supérieure au métier à tisser masculin, de 30 à 40 centimètres. Même si les femmes préfèrent étendre les fils de chaîne sur un traîneau, il est également possible de les enrouler sur un tambour fixé au métier, pour travailler dans un espace réduit, par exemple en intérieur durant la saison des pluies.

Les premiers métiers féminins à pédales, tels qu’a pu les recenser Jocelyne Étienne-Nugue (1982), à la fin des années 1970, furent construits en bois, et ils furent ensuite rendus plus robustes grâce à une structure métallique. Les principaux lieux de fabrication de métiers à tisser sont la mission des Pères blancs de Saaba, ainsi que des ateliers de soudeurs, tels celui d’Hippolyte Ouédraogo situé dans le secteur 2 de Ouagadougou.

En une dizaine d’années, de nombreuses femmes furent formées au tissage, par un apprentissage dans une mission chrétienne, ou auprès d’une femme tisserand déjà formée. Cette situation a offert du travail aux femmes, sans porter préjudice à l’activité masculine. En effet, elle n’a pas supprimé le tissage traditionnel des hommes au coton filé au fuseau. Si cette production a diminué, cela s’explique plutôt par un contexte général où les bandes tissées ne servent plus de monnaie d’échange, et où le secteur de l’habillement s’est diversifié, avec une consommation importante de pagnes industriels imprimés et de fripes. Cependant, le pagne artisanal traditionnel remplit toujours une fonction sociale qui garantit sa production.

D’autre part, la complémentarité entre l’activité féminine de filage et le tissage masculin s’est estompée avec l’usage de plus en plus fréquent de fil industriel [5][5]« Burkina, l’atout coton », Afrique magazine, n° 241, octobre…. Le tisserand ou la tisseuse devient donc indépendant(e) de sa source d’approvisionnement. Les artisans utilisent du fil fabriqué en Côte d’Ivoire par la FTG (Filature textile de Gonfreville), ainsi que dans le pays. Les écheveaux burkinabè ont été produits pendant une trentaine d’années par Faso Fani, implantée à Koudougou en 1970. La filature représentait 30 à 40 % de la production de l’usine, dont l’activité principale était la fabrication de pagnes industriels imprimés de type fancy. La concurrence asiatique dans ce secteur, les tentatives avortées de privatisation à la fin des années 1990 (l’État était majoritaire au capital de cette société anonyme, avec plus de 68 % des parts et une succession de fermetures temporaires ont entraîné la liquidation définitive de Faso Fani. Depuis 2000, la production de fil de coton est assurée par la Filsah (Filature du Sahel), créée en 1997 à Bobo Dioulasso.

Le tissage féminin ne connaît pas de résistance de la part des artisans de sexe opposé, mais ne se développe pourtant pas dans un contexte idéal, à cause de la concurrence d’étoffes d’importation. En outre, la qualité d’ouvrage des femmes sortant de l’apprentissage n’est pas très compétitive. L’intervention du chef de l’État leur apportera un soutien formidable.

Le soutien politique et la professionnalisation des femmes tisserands

L’arrivée au pouvoir, en 1983, de Thomas Sankara va avoir une très grande incidence dans le secteur du tissage féminin. Le discours qu’il prononce quelques années plus tard, le 8 mars 1987 à l’occasion de la Journée internationale de la femme, illustre d’une part son appui à l’émancipation de la femme, et d’autre part son engagement à la promotion des tissages locaux ou dan fani. De manière remarquable, le pupitre duquel il parle est recouvert d’un tissage réalisé par une tisseuse sur un métier amélioré (Sankara, 2001).

L’arrivée au pouvoir, en 1983, de Thomas Sankara va avoir une très grande incidence dans le secteur du tissage féminin. Le discours qu’il prononce quelques années plus tard, le 8 mars 1987 à l’occasion de la Journée internationale de la femme, illustre d’une part son appui à l’émancipation de la femme, et d’autre part son engagement à la promotion des tissages locaux ou dan fani. De manière remarquable, le pupitre duquel il parle est recouvert d’un tissage réalisé par une tisseuse sur un métier amélioré (Sankara, 2001).

Nous retiendrons deux phrases essentielles dans son discours : [La femme doit] « s’engager davantage, dans l’application des mots d’ordre anti-impérialistes, à produire et consommer burkinabè en s’affirmant toujours comme un agent économique de premier plan – producteur comme consommateur des produits locaux » (Sankara, 2001 : 31). Plus loin, il précise : « La femme dans son foyer devra mettre un soin à participer à la progression de la qualité de la vie. En tant que Burkinabè, bien vivre, c’est bien se nourrir, c’est bien s’habiller avec les produits burkinabè » (Sankara, 2001 : 38).

Thomas Sankara fixe alors un double objectif : produire et consommer. La production de dan fani va alors se structurer. Progressivement, les femmes qui tissent s’organisent en coopératives et sortent ainsi de l’invisibilité du statut de ménagère pour acquérir une reconnaissance sociale. C’est ainsi que se forme par exemple, en 1984, la Coopérative de production artisanale des femmes de Ouagadougou (COPAFO), située au centre de Ouagadougou, à côté des anciens établissements Peyrissac. Leur présidente, Marie-Odette Ouédraogo, me confia qu’elle avait appris le tissage en 1972, dans le centre social de Vilbagro, et exerçait ce métier à son domicile L’exemple d’autres coopératives de femmes lui a fait comprendre qu’en se regroupant les femmes gagnaient davantage qu’en travaillant de manière individuelle à la maison. Elle s’associa alors avec d’autres tisseuses, des couturières formées à Dapoya et des teinturières, pour former la coopérative qui comptait 22 membres en 1998.

De même, fut créée l’UAP Godé (Unité Artisanale de Production) dans le quartier de Kamsonghin. Marceline Savadogo, la coordinatrice de l’unité, nous a expliqué qu’il s’agissait en fait d’une structure du ministère de l’Action sociale Le ministère a équipé le centre, c’est-à-dire a financé la construction de l’établissement, a acheté les métiers à tisser et a procédé au recrutement des tisseuses. Comme nous le précise Mme Savadogo, il s’agit d’un centre de production et non d’apprentissage. Les femmes travaillent sous un grand préau, qui leur permet de tisser tout au long de l’année, sans souci des saisons. Leur production est vendue dans la boutique de la coopérative, qui donne sur l’avenue Ouezzin Coulibaly.

Grâce aux infrastructures permettant de travailler quelle que soit la saison, le tissage devint une profession à part entière, créatrice d’emplois, même au-delà de la formation des coopératives. On peut noter par exemple que l’Association des tisseuses du Kadiogo (ATK) regroupe plus de 600 femmes qui travaillent à la maison selon leur disponibilité.

Cette organisation de la production des femmes se conjugue avec un objectif de consommation locale, c’est-à-dire que les rouleaux d’étoffes tissées ne sont pas destinés à l’exportation, mais s’adressent avant tout à la population autochtone. Ce principe donna lieu au mouvement « Faso dan fani », par lequel Thomas Sankara contraint son peuple à revêtir les étoffes locales. Almissi Porgo, le conservateur du Musée National, nous relata cette période : « Sous la Révolution, l’habit traditionnel était imposé comme tenue de service. Imposé, c’est-à-dire qu’il y avait un décret pris par le gouvernement qui imposait qu’un fonctionnaire ne se présentait pas au service en d’autre tenue que dans une tenue confectionnée à travers le tissu faso dan fani. Et celui qui ne le faisait pas était passible de sanctions. Ce qui fait que le tissage s’est développé durant cette période-là. Tout le monde devait s’habiller avec ce tissu. »

Cette mesure assura de fait une clientèle importante aux coopératives nouvellement créées et aux tisseuses à domicile. Cette action révèle l’objectif quantitatif que Thomas Sankara s’était fixé comme priorité : il fallait que les femmes produisent beaucoup de dan fani et rapidement, car elles avaient un marché assuré.

Son successeur, Blaise Compaoré, qui accède au pouvoir en décembre 1987, s’oriente davantage dans une recherche de qualité. Il met fin à la politique autoritaire du faso dan fani, mais ne néglige pas l’avenir de l’artisanat de son pays. En 1988, il institutionnalise notamment le SIAO (Salon international de l’artisanat de Ouagadougou). Thomas Sankara avait créé ce salon en 1984, pour la promotion exclusive de l’artisanat burkinabè. Blaise Compaoré décide de l’internationaliser pour qu’il devienne une vitrine de l’artisanat africain, et en fait un événement biennal organisé au mois d’octobre des années paires. Au cours de cette foire, sont décernés une série de prix de la part de l’OUA (Organisation de l’Unité africaine), de l’UNESCO (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture), de l’ACCT (Agence de la francophonie), de TV5 CIRTEF (Conseil international des radios-télévisions d’expression française), de l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine) et de l’OAPI (Organisation africaine de la propriété intellectuelle). L’obtention du prix TV5 CIRTEF en 1998 et du troisième prix UNESCO en 2000 par l’UAP Godé illustre un tournant réussi pour cette coopérative de femmes. Marceline Savadogo reconnaît elle-même un changement de qualité, en précisant que les couleurs des fils sont aujourd’hui mieux fixées, et les dimensions respectées. Selon elles, « avec le caractère obligatoire, les gens se méfiaient, ils portaient ça malgré eux, et maintenant, ils se sont rendus compte que la qualité y est ».

Pour promouvoir à nouveau le dan fani dans une période où la clientèle féminine s’orientait vers les pagnes industriels imprimés, le ministère de la Communication et de la Culture mit en place le Concours de la meilleure étoffe, le 8 mars 1996 pour la Journée de la femme . En juin 2006, le gouvernement burkinabè, en partenariat avec l’Ambassade de France, projette d’organiser le salon « Fibres et matières d’Afrique, pour une mode équitable ». Ces événements révèlent une dernière étape dans l’histoire du dan fani : le prolongement de la qualité dans la créativité, insufflé par les créateurs de Haute Couture.

Dan fani et Haute Couture : d’un usage coutumier au système de mode

Pendant les premières années de son développement, le tissage de femmes s’est restreint à la reproduction des motifs élaborés par des hommes, qu’elles ont cherché à adapter. Le plus populaire d’entre eux est certainement « gangl pèlga », une étoffe composée d’une alternance de bandes totalement blanches ou écrues, et de bandes à rayures de chaîne bleues et noires, exécutées avec une trame noire. Pour respecter le rythme du tissage, tout en tissant des bandes plus larges, les femmes ont reproduit la structure de la chaîne, mais exécutent tout le tissage avec une trame blanche.

« Godé », le pagne de fête, est un autre tissage mossi largement reproduit. Là encore, la version masculine associe deux bandes différentes, mais toutes deux de trame noire. Ce motif apparaît donc plus facile à traduire en grande largeur. Ce phénomène de reproduction a également été étendu aux étoffes d’autres populations du Burkina Faso, puisque les femmes mossi tissent également des pagnes gourmantché et dafi.

Comme les femmes réalisent des bandes plus larges que celles des hommes, l’adaptation des tissages masculins sur les métiers améliorés modifie la structure du pagne  en réduisant le nombre de bandes qui le constituent. Étant donné la similarité d’usage d’une étoffe générique de production masculine ou féminine, il apparaît que l’identité d’un pagne ne réside pas dans sa composition en un nombre défini de bandes, mais plutôt dans le rythme de ses rayures. L’incorporation des tissages féminins dans le système traditionnel illustre une assimilation culturelle intériorisée de ces étoffes.

Cependant, restreindre la production à des étoffes liées aux rites de passage, c’est-à-dire pour les dons effectués lors d’un mariage ou de la naissance d’enfants n’assure pas une clientèle régulière. Il a donc fallu que les femmes complètent cette production traditionnelle et s’orientent vers le marché de la mode. Cette démarche a été impulsée et accompagnée par les créateurs de Haute Couture. Pathé Ouedraogo, plus connu sous le nom de Pathé’O, est certainement l’homme qui a joué le rôle le plus influent dans ce changement.

Ce créateur d’origine burkinabè, basé à Abidjan depuis les années 1970, est actuellement un des acteurs les plus importants dans la promotion de la mode africaine. Son objectif est d’explorer les étoffes africaines dans de nouvelles lignes. Son but est que les Africaines et les Africains qui travaillent dans des bureaux en ville se sentent élégants habillés dans des vêtements africains, et qu’ils cessent d’avoir un « complexe » vis-à-vis du prêt-à-porter occidental et du costume cravate inadapté au climat des pays chauds. Porter des vêtements africains ne signifie plus s’habiller comme au village, mais être à la mode dans des tenues qui reflètent une certaine forme d’identité.

Contrairement à la contrainte du port du dan fani décrétée par Thomas Sankara, la démarche de Pathé’O consiste en une conversion en douceur des mentalités. Il s’agit en quelque sorte de séduire les populations africaines, de leur proposer des vêtements qui leur plaisent, dans lesquels elles se sentent bien. Le coton lui apparaît la fibre la mieux adaptée à la zone sub-tropicale, et Pathé’O l’a exploré dans les étoffes artisanales et industrielles.

C’est le concours des Ciseaux d’Or, organisé par l’usine de pagnes imprimés Uniwax, à Abidjan, qui le consacre en Côte d’Ivoire en 1987. Débute alors une longue collaboration avec le milieu industriel, qui lui fournit notamment des pagnes pour préparer ses collections. Malgré un soutien matériel important, le créateur n’est pas totalement satisfait car il ne peut pas obtenir l’exclusivité sur certains dessins, en raison de commandes trop faibles. C’est en se tournant vers l’artisanat qu’il peut pleinement développer son potentiel de créativité. En effet, le travail des étoffes industrielles consiste, à partir du tissu, à imaginer comment le magnifier dans un vêtement. En revanche, travailler avec des tisserandes permet d’élaborer ses propres étoffes. Pathé’O explore donc les savoir-faire des ateliers de tissage pour créer ses propres matières.

Cette démarche présente un double avantage. D’une part, le fait de ne pas travailler avec des étoffes traditionnelles existantes lui évite un positionnement face à la tradition qui s’oppose à l’idée de découper des pagnes, qui doivent se draper, et de décontextualiser des tissus utilisés pour des rites précis. En s’inscrivant dans la création, il propose de la nouveauté, de l’inédit, du profane. D’autre part, en créant ses propres étoffes, Pathé’O peut jouer avec le fond et la forme. En modelant des tissus déjà existants, le point de départ de sa création se restreint à l’étoffe, qu’il essaie de valoriser en la transformant en vêtement. Au contraire, l’élaboration d’un tissu peut avoir lieu après avoir imaginé, dessiné un modèle d’habit. C’est le cas par exemple de la collection Sahel, pour laquelle Pathé’O avait l’idée de tenues fluides comportant des parties frangées. Il a alors contacté l’atelier de Dieudonné Zoundi  pour lui exposer son projet et lui donner les mesures précises des longueurs tissées et des parties sans trame pour les effets de franges. À partir d’un nuancier, il a également commandé sa gamme de couleurs.

La collaboration avec les tisserandes offre un grand terrain d’expérimentation, mais permet également de travailler avec des grandes quantités d’étoffes si besoin est, grâce à la forte capacité d’adaptation et à la flexibilité des artisanes. Lors de la Coupe d’Afrique des Nations de football organisée au Burkina Faso en 1998, les femmes de l’UAP Godé ont par exemple tissé 300 pagnes pour Pathé’O, qui a habillé les membres du défilé de la cérémonie d’ouverture.

Pathé’O explore le dan fani depuis plusieurs années avec l’UAP Godé, et il est souvent à l’initiative des motifs qu’elles tissent pour lui. Néanmoins, les femmes ont peu à peu compris comment explorer leurs savoir-faire et créer elles-mêmes des nouveaux motifs ou de nouvelles textures, comme les tissages gaufrés, les ikat et les lamés en lurex. La COPAFO a également décliné des collections intéressantes en travaillant sur ces aspects techniques.

L’impact de ce créateur de Haute Couture est donc profond, puisqu’il éveille tout d’abord les talents des tisserandes, et parce qu’ensuite il a des retombées dans la mode populaire urbaine. Certes, Pathé’O vend sa marque, et ses boutiques situées à Ouagadougou, Abidjan, Yamoussoukro, Dakar, Bamako, Johannesburg, Luanda, Libreville, Douala, Yaoundé et Brazzaville illustrent le succès de sa démarche à travers l’Afrique et la qualité de son travail. Mais son influence se révèle bien plus importante si l’on étudie l’attitude des personnes qui n’ont pas les moyens de s’acheter ses vêtements griffés, mais qui revêtent des vêtements tissés pour suivre la mode. En découvrant une diversité de vêtements cousus dans du dan fani à travers les défilés présentés à la télévision ou dans les magazines, les femmes burkinabè considèrent le dan fani comme un support d’élégance. Elles font reproduire les modèles chez leur tailleur de quartier, et ce phénomène de copie révèle une adhésion au message lancé par Pathé’O. Les femmes se sentent à la fois élégantes et fières de revêtir une étoffe locale, témoin de leur identité. Il semble même que le dan fani soit désormais plus porté en ville qu’au village.

Pathé’O a été le précurseur de cette aventure, qui est aujourd’hui largement suivie par d’autres créateurs burkinabè, tels que Koro Decherf et Clara Lawson. Les jeunes générations s’inscrivent dans la même démarche. Lors du FIMA 2005 (Festival international de la mode africaine) organisé à Niamey du 29 novembre au 3 décembre 2005, le Département Afrique en création de l’AFAA (Association française d’action artistique), qui dépend du ministère des Affaires étrangères, a organisé un concours de jeunes stylistes. Martine Somé, couturière burkinabè retenue parmi les dix meilleurs candidats, a présenté une collection en tissages de son pays. La promotion du dan fani passe donc actuellement par la Haute Couture.

Le rôle des créateurs devient aujourd’hui incontournable dans la promotion du dan fani, et la sphère politique soutient et encourage leur action. En janvier 2005, la Direction des arts du spectacle et de la coopération culturelle (DASC) a notamment organisé la 5e édition du Grand Prix national de l’art vestimentaire (GPNAV) , qui récompense de jeunes stylistes modélistes burkinabè qui valorisent le faso dan fani. Il s’agit ainsi de s’orienter vers une consommation locale, qui s’adresse à une clientèle connaissant l’histoire et la valeur du pagne tissé. Cette étoffe s’inscrit dans le système de mode, mais ne devient pas éphémère, car elle apparaît continuellement adaptée, objet d’une créativité constante qui explore des savoir-faire.

L’évolution du tissage chez les Mossi s’avère singulière par de nombreux aspects. Elle montre comment des femmes et des hommes, qu’ils soient religieux, politiques ou artistes, ont su développer et promouvoir une activité artisanale, pour l’amener d’un contexte traditionnel à un état de modernité. Les étoffes traditionnelles continuent à être tissées et revêtues, mais la variété actuelle du dan fani élargit considérablement les occasions de son port.

L’inversion du genre de l’activité de tissage, qui devient une profession féminine, illustre la profondeur des transformations sociales et l’ouverture des mentalités. L’impact de la Haute Couture africaine se mesure dans l’adhésion des Burkinabè à revêtir leurs tissages, qui devient creuset identitaire et média de l’Afrique contemporaine. La consommation locale du dan fani est garante de durabilité et de recherche d’excellence. Le passage d’une production quantitative à une orientation qualitative pour satisfaire une clientèle locale apparaît donc exemplaire, à l’heure où certains tisserands ghanéens appauvrissent la qualité de leur kente pour être compétitifs sur le marché de l’export vers les pays occidentaux et, notamment, aux États-Unis.

Le Burkina Faso est aujourd’hui un des principaux pays producteurs de coton en Afrique, mais il exporte plus de 95 % de son or blanc à l’état de fibre brute. La perspective d’accroître la valeur ajoutée de cette matière première passe donc par le développement de filatures et la promotion du travail des artisans. https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2006-1-page-203.htm

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2006 https://doi.org/10.3917/afco.217.0203

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